Une bourgade de 150 âmes à deux doigts de disparaître en 2010 a réussi à lancer une fromagerie qui emploie désormais douze personnes.

«Nous arrivons bientôt à la troisième génération qui n’aura connu que le chômage dans sa vie», annonce Ildikó Dinyés, à la tête de la petite commune de Magyardombegyház, épargnée par le Covid-19. Ici, c’est plutôt la désertification rurale qui fait des ravages. «Le prix de l’immobilier s’est effondré, ceux qui vivent encore sur place n’ont tout simplement pas pu partir», continue l’édile qui se consacre à sa municipalité depuis quatorze ans.

Il est vrai qu’à première vue, Magyardombegyház, enclavée au sud-est de la Hongrie, n’a rien d’une bourgade riante. À plus de trois heures de la capitale, collée à la frontière roumaine, on y parvient au prix d’une série d’acrobaties pour éviter les nids-de-poule. Enfin, à condition d’avoir une voiture… Les gens qui n’en ont pas, comme la majorité des riverain·es, se rendent en temps ordinaire en bus (un le matin, un le soir) pour travailler ou aller à l’école. À l’arrivée, une pompe à essence vintage, hors de service, recommande «l’extinction du moteur pendant le plein» –la typographie des années communistes est à elle seule un voyage dans le temps. La rue principale aligne vieilles fermes en bois et maisons résidentielles des années 1960, dont certaines dans un état de délabrement avancé. Quelques villageois·es passent à vélo, visage masqué et panier au guidon.

Dans cette province hongroise déconfinée depuis le 4 mai, le port du masque est obligatoire dans les commerces et transports. Si les consignes de confinement imposées par le gouvernement de Viktor Orbán ont été strictement appliquées, «le coronavirus n’a pas affecté directement la vie des habitants, qui vivent dans des maisons individuelles», précise la maire Ildikó Dinyés.

De l’endettement au plein emploi

À vrai dire, Magyardombegyház a presque failli disparaître. En 2010, la municipalité croulait sous les dettes. «On n’avait même plus de quoi payer le salaire du médecin de famille. Alors je suis montée avec plusieurs habitants devant le parlement à Budapest, on y a fait un seat-in en épluchant des oignons pour faire comprendre que les municipalités en Hongrie sont sous-financées. Et puis on s’est fait remercier par la police: on n’avait pas demandé la permission!» Qu’à cela ne tienne, Ildikó est une battante. «On a dû se défaire de l’école primaire et la cantine. De toute façon, on n’a plus que trois enfants scolarisés dans le village.»

Une fois la faillite contournée, la quadragénaire se plie en quatre pour essayer de relancer l’activité dans sa commune. Comme tout l’espace rural hongrois, Magyardombegyház carbure à un programme d’emplois publics réformé en 2011 par le Premier ministre, Viktor Orbán. Au bout de trois mois de chômage, les Hongrois·es doivent accepter des emplois subventionnés pour prétendre toucher encore quelque chose.

Ildikó y voit, malgré une rémunération inférieure au smic national (216 euros net), un moyen de donner de l’emploi à ses administré·es. «J’ai beau ne pas être membre du Fidesz [parti de Viktor Orbán, ndlr], je reconnais que s’il n’y avait pas ces emplois publics, le village n’existerait pas. Ici, les gens n’ont pas le choix, ils ont rarement le bac. Maintenant, au moins, ils ont une raison de se lever, même s’ils gagnent peu.» Avec ce schéma orbanien, Magyardombegyház initie un petit élevage de chèvres.

Pour ne pas gaspiller le lait qui se fait abondant, Ildikó et ses camarades d’aventure regardent sur YouTube comment fabriquer du fromage. «Au départ, on faisait ça à la maison et c’était loin d’être probant!» En 2016, la municipalité obtient une subvention de presque 300.000 euros pour ouvrir une vraie usine de produits laitiers. «L’atelier du fromage» s’installe au coin de la rue principale au printemps 2017. À la pointe de la technologie, trois cuves y assurent la fermentation de 300 litres de lait de chèvre et 1.000 litres de lait de vache transformés en fromages pasteurisés, yaourts, crème fraîche ou fromage blanc, emballés sous vide et exportés jusqu’à Budapest.


Un marché difficile

Il est 16 heures et c’est l’heure des commandes pour cette entreprise fromagère essentielle. Gabriella Lénárdt, la manageuse de l’usine, étiquette une pâte blanchâtre émaillée de rouge piment: un fromage «au chili». «Je ne saurais pas dire ce qui se vend le mieux: parfois ce sont les fromages, la crème ou les yaourts, ça varie tout le temps!» Cette villageoise a adopté la charlotte et le masque nécessaires à la manipulation des produits, même si sa calculette n’est jamais très loin –notamment pour fixer le prix du pot de crème à 125 forints (0,45 euro).

Anciennement comptable à la mairie, elle veille au destin des douze employé·es de la coopérative sociale dès 7 heures du matin. «On a dû pas mal expérimenter! Ce que j’apprécie le plus, ce sont les retours positifs de nos acheteurs, là je me rends compte que mon travail a du sens.» Même sentiment chez Ildikó, qui espère de surcroît que la fabrique fonctionnera encore quand les salaires ne seront plus payés par le ministère de l’Intérieur. «On pourrait produire et vendre encore plus, ça c’est sûr, en revanche la fromagerie ne pourra pas s’agrandir. J’espère que les gens vont à la longue réaliser que l’important, c’est ce qu’ils mangent et pas juste combien ils paient.»

Cette manufacture du bout de l’Union européenne se heurte à l’épineuse logique d’un marché alimentaire hongrois dominé par les grandes surfaces. Si, au supermarché gourmet de Szeged situé à 100 kilomètres de là, les fromages made in Magyardombegyház ont pignon sur rue, ils brillent par leur absence dans les rayons des Penny Market et autres Lidl à 30 kilomètres qui leur préfèrent les fromages insipides de trappistes produits en masse. Restent les épiceries ou les marchés de petits producteurs et productrices, notamment ceux de Budapest, venant alourdir la facture en déplacements.

Paradoxalement, après un mois difficile pour l’usine, les ventes aux écoles et aux prisons ayant chuté à cause du Covid-19, Ildikó n’exclut pas un changement positif post-crise dans la chaîne alimentaire faisant la part belle aux petites fabriques. «Nous sommes en discussion en ce moment», se réjouit-elle.


Une success-story féminine

Ce n’est assurément pas la créativité qui manque chez les responsables de Magyardombegyház. Après les fromages, pourquoi pas les touristes? Quand le danger du coronavirus aura disparu, évidemment. C’est un développement auquel pense très sérieusement la maire, tirant les leçons du succès d’un festival organisé l’an dernier à la Pentecôte qui avait rassemblé 500 personnes. Du jamais-vu.

«On s’oriente de plus en plus vers l’événementiel. On aimerait créer des expériences. Les visiteurs pourraient tuer le cochon, participer à des ateliers de fromage, de tissage de tapis, visiter la bergerie et l’usine. Et puis surtout, ce qu’on a de mieux à offrir ici, c’est le calme absolu!» Deux maisons d’hôtes appartenant à la mairie seront d’ailleurs inaugurées dans quelques mois.

Aujourd’hui, une vingtaine de villageoises employées à travers le programme d’emplois publics font tourner leur machine à coudre à plein régime pour lutter contre le Covid-19: elles ont déjà assemblé pas loin d’un millier de masques en tissu, de quoi récolter un succès commercial inespéré.

Les femmes dominent le conseil municipal qui ne compte pas un seul homme. Rien de surprenant pour la maire, qui reconnaît tout de même qu’elle a dû parfois batailler. «Y a pas vraiment de candidats masculins en âge de se présenter qui soient populaires ici. Mais tous les hommes n’aiment pas les femmes ambitieuses. Mon mari en faisait partie. Lui aussi s’était présenté à la mairie, mais n’a pas été élu. Résultat, il a cru qu’il pouvait me dicter comment faire… ça a généré de vrais conflits à la maison. Depuis, j’ai divorcé et je n’ai pas retrouvé de partenaire.»

Si Ildikó en impose par sa détermination, en aparté, à Budapest, on n’a pas hésité à lui demander: «Mais avec qui couches-tu donc?» «Les gens ont du mal à s’imaginer que tout simplement au ministère, ils ont cru en nous! Il y en a plein qui souhaitaient qu’on échoue… mais on a toujours réussi à garder le cap dans une logique de coopération.»

Compilé par le personnel du Conseil du PECO