Quel est le point commun entre Michel Jonasz, les oligarques pro-Orbán et l’Allemagne de l’Est? Leur attrait pour la «mer magyare», courtisée sans répit depuis les Romains.

La chanson est méconnue dans le répertoire de l’interprète de «La Boîte de Jazz», «Joueurs de blues» ou «Super Nana». Lorsque Michel Jonasz ne suçait pas des glaces à l’eau en regardant les bateaux pendant ses vacances au bord de la mer, ce fils de parents juifs hongrois dédiait une élégie lyrico-mélancolique au plus vaste lac d’Europe centrale, long d’environ 77 kilomètres. Un «rendez-vous des madones» où, décrit-il, «quand même les dieux vous abandonnent», le sable est «doux comme une pomme» et «comme un oiseau qu’on assomme».

Ma découverte du «géant silencieux» (Jonasz toujours) coïncide avec celle de la Hongrie en juin 2012. Parti de la gare budapestoise de Kelenföld, j’ai aperçu sa rive nord après un changement de train à Székesfehérvár derrière les vitres sales d’un Bzmot, micheline magyare vieillotte crachotant du gazoil. Deux heures de voyage et 120 kilomètres plus tard, je gagnais Balatonfüred, capitale de la façade septentrionale, puis fonçais vers la plage d’Arács. De l’herbe, des paillottes pour s’enfiler un lángos ou du merlu frit, vedettes du Balcsi comme on le baptise ici. Impression Languedoc en Transdanubie.

Vignobles et oasis communiste

Alimentée par une trentaine de sources et cours d’eau, la mare nostrum d’un pays privé de son accès à l’Adriatique depuis le traité de Trianon déploie sa majesté dans un fossé tectonique préhistorique. Autour de ses 592 kilomètres carrés, le visiteur ou la visiteuse peut notamment s’émerveiller en explorant l’abbaye bénédictine de Tihany fondée en 1055 au sommet de l’unique presqu’île du Balaton, la réserve ornithologique du Kis-Balaton, les cônes volcaniques de Szent György, la vie nocturne animée de Siófok, les bains bouillants curatifs de Hévíz ou les vignobles internationalement réputés de Badacsony.

À l’époque où la Hongrie se nommait Pannonie, les Romains plantèrent avant Jésus-Christ des raisins sur les monts de la région viticole serpentant le relief du lac entre Balataonederics et Ábrahamhegy. Reconnue pour la qualité de ses productions depuis 1980, on y cultive du chardonnay, du pinot gris, du gewurztraminer, du riesling, du muscat et du Kéknyelű recommandé avec du fromage de chèvre. Rien de tel qu’un blanc succulent sur la terrasse du domaine Laposa en admirant l’horizon bleuté, souvenir impérissable d’une escapade automnale aux côtés de ma future épouse, son père et son frère.

Le Balaton, c’était hier le lieu de villégiature privilégié des dignitaires communistes hongrois recevant au club Aliga leurs invités de prestige arrivés de Moscou, des satellites soviétiques et des alliés du bloc. Le régime totalitaire de Mátyás Rákosi, meilleur élève autoproclamé de Staline, chassa en 1948 les habitant·es du cru et des résidences secondaires vers le village voisin afin d’agencer l’oasis de l’élite rouge. Sous le socialisme du goulash moins rigide de Kádár, le complexe style Bauhaus tombé en décrépitude charma Khrouchtchev, Gagarine, Castro, Brejnev et le tyran est-allemand Erich Honecker.

Aujourd’hui, des amis du gouvernement Orbán bâtissent sur place un quatre étoiles de 160 chambres comprenant spa, centre de conférences, terrains de sport, aires de jeux, cafés et magasins. Nouveau port et restaurant de plage s’ajoutent à l’énorme chantier soutenu par l’État. Livraison prévue fin 2023.

Possédant quantité d’hôtels et d’immeubles de standing sur les bords du lac Balaton, les oligarques favoris du régime dont le gendre du dirigeant et son camarade d’école Lőrinc Mészáros ciblent désormais la cité médiévale de Tihany, réputée pour ses toits en chaume et sa jolie maison du paprika.


Refuge teuton

Quand le mur de Berlin séparait les deux Allemagne, Ossies et Wessies décompressaient entre copains ou proches dans les campings bondés du Balaton sous l’œil néanmoins vigilant de la Stasi. Depuis la réunification, les Teutons en goguette low cost peuplent par milliers les zimmer frei du Balcsi, éclusant moult pintes pour une somme plus modique que celles des biergarten de Munich. Certains seniors d’outre-Rhin appréciant le gain de pouvoir d’achat et la politique anti-immigration de Viktor Orbán ont même décidé de s’expatrier pour couler une retraite paisible dans ce bout de Hongrie.

Les jeunes aussi débarquent en masse, à l’occasion des festivals Strand ou BmyLake de Zamárdi, organisés en pleine période de fête nationale du 20 août sur fond d’impressionnants feux d’artifice nocturnes honorant la fondation du royaume de Hongrie par le souverain Saint-Étienne en l’an mil. Pandémie de coronavirus oblige, les prochaines réjouissances aux sonorités pop et électro attendront les vacances 2021, tout comme le patriarche budapestois Sziget, sacrifié en raison de la crise sanitaire. Lycéen·nes et étudiant·es se consolent de bouteilles de pétillant BB de Boglár en barbecues post-baignade.

Des grillades, justement, j’en ai partagées agrémentées de quelques mousses avec une bande de copains sur une colline de Fűzfő en observant la robe de vaguelettes du Balaton la veille de l’anniversaire du pays. Officiellement, la commune se nomme Balatonfűzfő comme des dizaines de localités côtoyant le lac, mais rares sont les gens s’embêtant à énoncer les appellations complètes des stations balnéaires et thermales du pourtour du bassin commençant par Balaton. L’illustre poète magyar Attila József atteint de schizophrénie mourut sur des rails de Szárszó, côté méridional, tué par un train en décembre 1937.


Vedette inoxydable

Totem touristique, le Balaton incarne parallèlement un objet pop-culture indémodable. «Balatoni Nyár» de KFT, «Balatoni Láz» de 4F Club, «Megvár a Balaton» d’István Vörös, «Irány a Balaton» de Ladánybene 27, «Balatonszepezd» des Pál Útcai Fiúk ou tout simplement «Balaton» de DJED sont autant d’hommages musicaux à l’esprit familial, nostalgique, roots ou farniente de la mer hongroise. Aux beaux jours, l’émission «Balatoni Nyár», ersatz de «40° à l’ombre», raconte les lieux à parcourir dans la région et accueille des performances d’artistes relatant leurs étés, leur show terminé.

Sur grand écran, le Balaton appâte les Allemands (Zimmer Feri de Péter Timár), sublime les péripéties de l’enquêteur Ötvös Csöpi interprété par le Bud Spencer magyar István Bujtor, donne une chance à trois jeunes de l’est du pays cherchant leur voie (Szezon de Ferenc Török) et héberge une partie des facéties du trio Statham/Law/Melissa McCarthy rythmant la comédie bondesque Spy. Pas étonnant qu’au-delà des tournages, les mariages, notamment celui auquel j’eus la chance d’être invité début septembre 2014 à Fonyód (sud), soient légion dans ce coin digne d’un décor de Cinecittá.

Survivant des troubles du globe, ce lac devant sa naissance à un léger affaissement de croûte terrestre, fruit des nombreuses failles environnantes, n’a été asséché que deux fois dont la dernière il y a plus de 10.000 ans, lorsque l’être humain entamait son expansion sur Terre. De nos jours, les plus téméraires le traversent à la nage deux fois l’an entre Révfűlőp et Boglár ou Tihany et Szántód. Son flot de touristes, lui, ne s’est jamais tari malgré les bouchons de l’autoroute M7 et des tarifs tutoyant parfois ceux de la Côte d’Azur. Au diable les contrariétés, le Balaton en vaut la peine, foi de convaincu.

Survivant des troubles du globe, ce lac devant sa naissance à un léger affaissement de croûte terrestre, fruit des nombreuses failles environnantes, n’a été asséché que deux fois dont la dernière il y a plus de 10.000 ans, lorsque l’être humain entamait son expansion sur Terre. De nos jours, les plus téméraires le traversent à la nage deux fois l’an entre Révfűlőp et Boglár ou Tihany et Szántód. Son flot de touristes, lui, ne s’est jamais tari malgré les bouchons de l’autoroute M7 et des tarifs tutoyant parfois ceux de la Côte d’Azur. Au diable les contrariétés, le Balaton en vaut la peine, foi de convaincu.

Compilé par le personnel du Conseil du PECO