Les électeurs chiliens choisiront le 25 octobre s’ils acceptent ou refusent de lancer le processus de révision constitutionnelle qui permettra, à terme, de débarrasser le pays de la loi fondamentale imposée par le régime militaire voilà 40 ans. Un scrutin dont le résultat risque d’être influencé par l’épidémie de Covid-19 qui frappe durement le pays.

Un stylo à bille de couleur bleu. Voici le précieux instrument que les quelque 14,8 millions d’électeurs convoqués aux urnes le 25 octobre devront avoir sur eux. Et pas question de le prêter en ces temps d’épidémie ! Il leur permettra de répondre à la question “Voulez-vous une nouvelle constitution ?” en optant pour l’option “J’approuve” ou “Je refuse”. Et ils devront également décider à quel type d’organe ils souhaitent confier la rédaction de ce texte fondamental, deux types de convention leur étant proposées.

À trois semaines du scrutin, l’option “J’approuve” est donnée gagnante, avec environ au moins 75 % des voix, selon les derniers sondages publiés. Depuis six mois, cette tendance ne cesse de se confirmer et la plus grande inconnue concerne en fait le taux de participation, lié notamment à l’épidémie de Covid-19.

La quasi-totalité des 7 millions d’habitants de Santiago vient tout juste de retrouver sa liberté de circulation après des mois de confinement. De nombreux électeurs risquent donc d’éviter de se rendre dans les bureaux de vote, et ce malgré les nombreuses mesures de prévention annoncées. La crainte d’un rebond des contagions persistera jusqu’à la date de ce scrutin, initialement prévu en avril, et sa tenue pourrait même être de nouveau repoussée si jamais la crise sanitaire connaissait une nouvelle aggravation.

Lancée le 26 août, la campagne de ce référendum constitutionnel a logiquement dû s’adapter à la situation sanitaire d’un pays très durement touché, où le Covid-19 a tué près de 13 000 personnes. Elle se déroule essentiellement dans les médias, notamment par le biais de clips réalisés par les différents camps. Des réunions publiques devraient également pouvoir se dérouler au cours des prochains jours si elles obtiennent l’accord du ministère de l’Intérieur. Mais il est difficile de savoir jusqu’à quel point la population va se mobiliser. “C’est un sujet assez lointain pour beaucoup de gens qui se préoccupent surtout en ce moment de l’épidémie et de la crise économique qui l’accompagne”, explique à France 24 le sociologue chilien Eugenio Tironi.

Un carcan démocratique

La tenue de ce scrutin revêt pourtant une dimension historique dans ce pays dirigé par un régime militaire entre 1973 et 1990, avec à sa tête Augusto Pinochet. Si la Constitution adoptée en 1980 a déjà été modifiée à plusieurs reprises, notamment en 2005 pour supprimer le principe des sénateurs à vie, elle édicte des principes qui continuent de peser lourdement sur le fonctionnement démocratique de ce pays. “Le principal problème de cette Constitution est qu’elle a permis de laisser en place une minorité de droite capable de s’opposer aux modifications du modèle social et économique”, explique Claudia Heiss, docteure en sciences politiques à l’Université du Chili, dans une interview accordée à France 24.

Les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis le retour de la démocratie, de droite comme de centre-gauche, n’ont pas su ou voulu lancer une réforme d’envergure, notamment en raison de la difficulté d’atteindre les quorums parlementaires très élevés requis par ce texte. Dans son programme électoral de 2017, Sebastian Piñera, actuel président du Chili, n’envisageait ainsi que de simples “réformes progressives” destinées à améliorer le texte en vigueur mais écartait toute “rupture”.

Trois ans plus tard, il est contraint de gérer un processus pouvant mener à l’élimination du texte de 1980. Entretemps, une importante crise sociale a éclaté et secoué le Chili, d’innombrables manifestants descendant dans les rues de tout le pays, l’année dernière, pour demander plus de justice sociale. Certaines de leurs revendications ont été entendues. “Et le gouvernement a alors trouvé une issue politique avec cette réforme de la Constitution, qui certes est positive à mon sens, mais qui ne constituait pas la demande principale des manifestants”, estime Claudia Heiss.

Les différents partis ont scellé un accord politique le 15 novembre 2019 qui a permis de ramener le calme dans le pays après de longs mois de violence. Depuis, le camp du oui à la réforme a gagné de nombreuses personnalités politiques, de gauche comme de droite. “C’est un front très hétérogène”, observe Eugenio Tironi, qui voit derrière l’adhésion de certains un calcul politique en vue des prochaines échéances électorales. Le sociologue faisait lui-même partie des directeurs de la campagne du “non” qui a conduit au départ d’Augusto Pinochet en 1988, une majorité de Chiliens s’exprimant alors contre le maintien au pouvoir du dictateur. Et Eugenio Tironi rappelle que de nombreuses personnalités politiques ont traîné comme un boulet leur engagement, à l’époque, en faveur du “oui “.

Deux modèles de convention

Auteure du livre “Pourquoi nous avons besoin d’une nouvelle constitution ?”, Claudia Heiss espère que ce processus permettra de faire basculer le pays dans un nouveau cycle. Elle insiste sur le fait que l’impulsion n’a pas été donnée par les partis politiques, mais par des citoyens qui “critiquent durement le système politique et les élites. Le discrédit de la classe politique est vraiment énorme au Chili. La rage s’exprime contre tous les représentants, qu’ils soient de droite ou de gauche. La mobilisation est très forte dans les rues depuis une dizaine d’années et des mouvements sociaux ont pris le relais des partis politiques traditionnels” , assure-t-elle.

Ces organisations, qui rejettent la doctrine libérale suivie depuis plusieurs décennies et déplorent le manque de représentativité des élus, devraient logiquement confier, le 25 octobre, la rédaction du nouveau texte à une convention constituante. Femmes et hommes y seraient représentés à égalité et elle comprendrait des représentants de la société habituellement écartés des institutions du pays.

Une autre option se présente aux électeurs, celle d’une convention mixte de 172 membres composée de parlementaires et de personnalités élues. Si le “j’approuve” l’emporte, des élections se dérouleront le 11 avril 2021 pour choisir les membres de l’une de ces deux conventions. Et de longs mois de débats s’ensuivront alors au Chili, pour permettre à ce pays de se défaire enfin de cet encombrant vestige de la dictature.